La vie immédiate

Par : Laurent Vernet

[Skyscapes. Exposition de Robbin Deyo au centre d’exposition Expression de Saint-Hyacinthe, du 15 juillet au 20 août 2006]

« La réalité du matériau s’avère plus inquiétante : c’est qu’il possède une viscosité, une sorte d’activité ou de puissance intrinsèque, qui est une puissance de métamorphisme, de polyphormisme, d’insensibilité à la contradiction (notamment à la contradiction abstraite entre forme et informe). » – Geroges DIDI-HUBERMAN. In « Morceaux de cire ».

Passages et alternances : chroniques imprévisibles de la lumière 31 juillet 11:30. À travers les carreaux de la fenêtre, le ciel apparaît couvert et lourd, sans promesse d’éclaircissement prochain – qui peut prédire avec précision le moment où le vent pourrait se lever? 18 avril 20 :00. Des masses nuageuses sont présentes, mais un dégagement vient de s’amorcer : le temps est en train de changer. Composées de 48 panneaux recouverts de cire et accrochés à intervalles réguliers, formant des ensembles rectangulaires et rectilignes, ces œuvres récentes de Robbin Deyo sont annoncées, par leurs titres, comme des représentations de conditions atmosphériques précises. Depuis le poétiquement ensoleillé Skyscape 1, ce premier ensemble de 240 pièces qu’elle a réalisé lors d’une résidence au Banff Center en 2003-2004, le vent s’est levé et a poussé les nuages vis-à-vis la fenêtre de l’artiste originaire de la Colombie-Britannique : ce questionnement sur la représentation de la lumière du ciel, que notre regard usé ne sait apprécier, s’est dès lors nuancé.

Marqués par les dynamiques imprévisibles des perturbations atmosphériques, ces « aléas célestes » réfutent la stabilité de l’instant présent. Leurs descriptions formelles matérialisent d’ailleurs cette recherche sur le temps qui passe, sans ne jamais amener constance ni permanence. Contemplant ces ciels, le regard se perd d’abord entre le caractère majestueux des agencements et la singularité subtile de chacun des éléments qui les composent. Malgré la répétition du motif, mimétique de la redondance qui caractérise notre vie quotidienne, le spectateur sensible remarquera que les variations de tons et les jeux de profondeur de ces fragments de ciel différent timidement chaque fois; que la lumière traverse les diverses couches nuageuses avec cette beauté asymétrique propre à la nature. Telle qu’incarnée par le rapport légendaire qui se dessine ici entre le fond et la forme des Skyscapes, cette dialectique est porteuse d’un paradoxe de la représentation : Deyo structure le spontané et l’irréfléchi en utilisant de surcroît « un matériau qui ignorerait la contradiction des qualités matérielles », pour reprendre les mots de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman.
En utilisant la cire pour dépeindre le quotidien universel, ce qui traduit un des aspects les plus banals et les plus communs de nos existences, l’artiste insiste sur la constante transformation des paramètres de l’expérience phénoménologique, qui est semblable aux qualités intrinsèques sur lesquelles se base la manipulation minutieuse et soudaine de ce matériau. Comme le mentionne Didi-Huberman dans « Morceaux de cire » (conférence prononcée lors du colloque Art et philosophie du Musée d’art contemporain de Montréal en 1997), ce médium n’a pas d’état « premier » et peut passer d’une consistance solide à liquide avec une extrême facilité, pouvant ainsi être sculptée, modelée ou coulée. Grâce à cette malléabilité contredisant toute forme de passivité et de fixité, la cire est emplie de vie et elle est considérée comme le matériau « des formes vraies » depuis Pline l’Ancien. Des masques funéraires antiques aux statues plus vraies que nature du Musée Guerlain, en passant par les denrées « périssables » disposées dans les vitrines des restaurants pour faire saliver les passants, la cire est utilisée pour exposer la vie, tout en rappelant inconditionnellement la précarité et la finalité – tant du médium que du sujet.

En ce sens, le paradigme de la cire que décrit Didi-Huberman trouve une résonance particulière dans les Skyscapes. Contredisant le caractère symétrique de leur disposition matérielle et de leur sujet scientifique (les dates qui servent de titres aux éléments les plus récents de la série évoquent l’idée d’un travail de catalogage des conditions climatiques), ils produisent empiriquement des chroniques imprévisibles de la lumière. Par leur facture délicate, minimale et anonyme, qui fait vivre sournoisement des dynamiques soupçonnées mais invisibles, ils invitent à saisir le vent de la manière la plus pure et la plus optimiste, afin de déjouer personnellement l’aliénation qui conditionne la vie quotidienne dans le monde moderne. Les panneaux jouent de leur unicité pour transcender l’hermétisme de la grille dans laquelle ils prennent place, détournant les catégories de la peinture moderniste en dialoguant les uns avec les autres.

Cuisine mnémonique

Dans ce ciel étoilé intitulé Sweet Dreams (1998), qui est reproduit en couverture de ce numéro, l’artiste a habilement inséré dans un fond de cire des astres aux couleurs pastel comme le bleu, le jaune et l’orange. Versant de la cire dans des moules à gâteaux qui ont cette forme que la culture populaire prête aux étoiles – un geste qui lui remémore les pâtisseries qu’elle faisait avec sa grand-mère -, Deyo réalise des incrustations à l’allure résolument kitsch qui ont un certain côté délectable. Mettant de côté l’idée de faire une représentation plausible d’une nuit étoilée, l’artiste s’approprie la pratique culinaire pour que ses formes soient les empreintes de ses souvenirs intimes, et pour qu’elles soient investies de désir gourmand et de féminité. Elle concocte littéralement des rêves sucrés, comme nos ancêtres féminins qui ont longtemps eu, de façon exclusive et individuelle, la responsabilité d’apprêter la nourriture pour leur famille (comme Luce Giard le note dans ses recherches intitulées « Cuisiner », publiées dans le deuxième tome de L’invention du quotidien de Michel de Certeau).

Deyo ne traite pas de la mythologie du travail des femmes en général, mais bien de la façon dont elles – tout comme l’ensemble des « personnes ordinaires » – abordent et réinventent la vie quotidienne, à la fois pour elles-mêmes et pour leur entourage. En premier lieu, les moules de pâtisserie mentionnés précédemment lui permettent de déjouer la monotonie de la vie domestique (le site Internet de l’artiste est exhaustif sur ces séries antérieures : www.bluerobbin.com). Dans sa série Sweetness and Light de 1997 par exemple, ses morceaux de cire, semblables à des biscuits de fantaisie, deviennent des aimants et sont disposés sur une porte de frigo et sur une grande plaque grise. Puis, dans Samples et Wallflowers, les mêmes instruments serviront à retirer et insérer des éléments dans des plages de cire qu’elle a fait figer sur la surface de panneaux. Délaissant ces formes alimentaires convenues pour Fresh Cut Flowers, l’artiste reprendra tout de même cet art de faire afin de réaliser des mosaïques et des dentelles dans des tons plus sobres, dont la finesse et l’élégance font certes penser à des nappes ou à des draps, mais aussi aux détails de l’architecture orientale. Avec la simplissime beauté que Deyo lui a conférée dans ces Å“uvres, la cire incarne les traces lyriques de la vie.

Poétique de la vie immédiate

La disposition directement au mur des 8 000 fleurs de Forget Me Not emprunte le format calculé des Skyscapes et la technique de moulage de Sweet Dreams. Ce n’est donc pas un hasard si cette œuvre, originalement présentée en 1999-2000, cohabite dans la même salle que Skyscape 1 au centre d’exposition Expression : alors que d’un côté le ciel resplendissant est disposé à une certaine hauteur du sol, le champ de fleurs est plus près du niveau de la terre et est installé d’après un schéma plus répétitif qu’à l’origine. Dans un rapport de tension inspiré par la puissance contradictoire et toujours actuelle de la cire, la nature prend des apparences tantôt presque photographiques, tantôt visuellement réjouissantes. La juxtaposition de ces deux grands formats (environ dix mètres de large chacun) nous fait sentir que même si on tente de changer la vie en façonnant son ensemble, elle peut aussi être transformé de façon ponctuelle, en donnant de l’importance à chacun de ces détails du quotidien. En étant sensible aux particularités du réel, Deyo démontre qu’elle sait conjuguer la puissance de la cire avec la vie immédiate.

Laurent Vernet

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