Robbin Deyo: Les petits bouleversements de la vie

Par : Mireille Lavoie

[Exposition de Robbin Deyo au Plein sud, centre d’exposition en art actuel à Longueuil, du 11 novembre au 21 décembre 2008]

Devant les dessins de Robbin Deyo, je découvre d’abord une grande rigueur technique. L’accumulation de petites lignes accusent le labeur, le temps passé sur chaque feuille de papier et m’indique que j’ai affaire à quelqu’un qui aime le détail, la précision. C’est impressionnant mais mon enthousiasme retombe un peu face à l’austérité des compositions, à leur déploiement quasi mécanique, à la régularité du motif.

Puis je retrouve mon enthousiasme lorsque ces mêmes motifs colorés font travailler ma mémoire. Des souvenirs de l’enfance, flous et réconfortants : ma mère qui assemble des bandes de tricot pour en faire une couverture à motifs chevrons. Je me rappelle aussi les promenades en après-midi dans des villes que je connais mal, le soleil qui frappe les murs et qui leur donne des teintes très douces, pêche–rosé.

On pourrait établir une concordance entre mes premières impressions et le processus créateur de l’artiste. Les dessins traduisent un sentiment de solitude, une activité obsessive comme celle de l’enfant qui cherche à tromper son ennui : tailler des flocons dans du papier, sasser du sable dans un tamis, faire des ronds dans l’eau en y jetant des cailloux. Les dessins ici présentés ont pris forme après tout grâce à un jouet et une certaine ténacité. J’imagine, l’artiste, enfant, penser tout haut: Je veux des fleurs comme sur la boîte!

Voilà pourquoi le Super Spirograph de Robbin Deyo s’est vite retrouvé abandonné sous le canapé du salon, puis dans l’armoire à manteaux en passant par les tablettes du sous-sol. Spirograph est ce jeu très populaire des années ’70 qui comprenait des instruments de plastique, roues perforées et autres gabarits pour créer des rosaces au stylo-bic. Ces dessins n’égalaient jamais tout à fait l’exactitude graphique des exemples du livret qui accompagnait le jeu. Exit le jeu.

Mais la jeune fille de dix ans qui produisait de façon maniaque les figures fleuries sur la table de cuisine a refait surface, la boîte sous le bras. Un goût pour la nostalgie de l’enfance a probablement poussé l’artiste à racheter un Spirograph sur E-bay, mais c’est peut-être aussi parce que cet outil s’imposait pour réaliser son projet. Les possibilités graphiques qu’offre ce jeu sont inventives et surprenantes. Dans un travail précédent, Robbin Deyo utilisait des emporte-pièces à biscuits pour découper des motifs dans de la cire. Des lunes, des cœurs, des étoiles, des formes archétypales et rassurantes. Pour ses nouveaux dessins, elle a détourné l’usage du jouet Spirograph en outil-traceur tout comme celui de l’emporte-pièce, qui n’était pas destiné à laisser sa marque sur un tableau. Les lignes ondulées colorées sont obtenues par un système de tracé à l’horizontal adapté à une table à dessin traditionnelle. Un assemblage de petites règles crantées glisse sur la feuille progressivement du haut vers le bas. Les préparatifs et la construction de chaque image se font lentement.

Les trames au crayon de couleur sont denses, hypnotiques. Elles s’articulent en finesse et avec une économie de moyens. Les différents mouvements ondulatoires s’obtiennent par de légères modifications du système de tracage, par des réglages subtils. Les dessins peuvent paraître interchangeables, mais ils sont d’une extrême précision. On ne peut toutefois tomber dans l’illusion qu’il s’agit de tracés faits par une machine. Mais on y pense tant on est soufflé par la précision graphique. Cette précision est souvent obtenue au moyen de logiciels ou d’autres appareils sophistiqués qui permettent également de conserver une netteté dans l’agrandissement d’éléments microscopiques. Lorsqu’on projette en gros plan une image invisible à l’œil nu, on veut comprendre ce qu’on voit, on cherche un sens, une vérité. L’effet de gros plan dans les dessins de Robbin Deyo provoque une attitude semblable. On se retrouve en plein cœur de la trame de quelque chose, d’une structure compacte qu’on cherche à comprendre et, ce qui est étonnant, c’est cette précision graphique obtenue malgré l’obsolescence des outils utilisés pour produire l’image. Le fait main est ressenti également par le choix du papier aquarelle très épais, d’autant plus présent qu’il n’est pas encadré. La facture des textures créées me rappelle celle obtenue par la manière à l’anglaise (ou manière noire) dans les gravures anciennes. Un espèce d’outil-peigne créait des lignes du noir au blanc sous la forme de rayures. Plus les dents du peignes étaient longues, plus les noirs étaient intenses alors que les blancs étaient obtenus par les plus courtes, les dents grattant la surface du papier à son maximum. La désaturation de la couleur dans les lignes est aussi une preuve de subjectivité, de la touche de l’artiste. La main, fatiguée, n’a plus l’énergie initiale pour maintenir une pression constante. Cette couleur se dissout par moments en surface en amoindrissant sa vivacité. L’arrangement des espaces blancs contenus entre les lignes sont des pauses volontaires, des blancs organisés qui parlent du temps comme des silences entre des variations musicales.

Les dessins sont ni plus ni moins des systèmes sabotés pour créer de petites révolutions. Ces petits sabotages sont équivalents pour moi à ce qui est évoqué par le titre de l’exposition Les petits bouleversements de la vie. L’intensité des traits, les irrégularités ne sont pas reliés réellement à l’état émotionnel de l’artiste. Le crayon qui se promène sur la feuille n’est pas un sismographe qui mesure et enregistre toutes les les perturbations de son affect. Il serait trop simple alors d’établir un lien direct entre les bandes de papier nues et l’absence de sentiment. Il n’est pas un travail ouvertement introspectif. La production est contrôlée par des balises pré-déterminée. L’utilisation de l’outil-traceur Spirogragh permet à l’artiste de se décharger mentalement de l’œuvre tout en accumulant de la matière par tracés répétitifs. Pendant les longs trajets, les lignes s’empilent les unes sur les autres et l’esprit de l’artiste peut errer ailleurs. La construction de chaque dessin oscille entre la prise de décision formelle (organiser les éléments entre eux sur le papier) et la méditation (état de disponibilité). Ces grands dessins peuvent susciter plusieurs images comme de vagues, des pulsations cardiaques visibles sur un moniteur ; elles sont la schématisation d’un mouvement. Mais ils se définisssent avant tout comme un travail abstrait. Les bandes ondulées qui se déroulent devant nos yeux sont des signes sensibles.

Les formats carrés des œuvres font écho au travail de Bridget Riley ou d’Agnes Martin, plus particulièrement à ses floating abstractions, tableaux contemplatifs dont les lignes colorées sont quasi-imperceptibles. Si l’on peut associer les œuvres présentées à celle de l’art minimal, à l’Op art avec ses tremblements optiques, la couleur arrive dans l’œuvre de Robbin Deyo par intuition. Dans ses œuvres précédentes à l’encaustique, les couleurs faisaient écho à une époque, au kitsch des années 1960-1970, aux couleurs candides, à des ciels d’été. Les surfaces se composaient de contrastes de couleurs pimpantes tels le bleu et l’orangé. S’il s’agissait de surfaces monochromes, les tons étaient également saturés. Dans les séries présentées ici, chaque œuvre repose sur une couleur et ses nuances. Les mauves, roses, bleus, orangés ou vert-de-gris changent d’aspect selon leur consistance, selon la dimension des espaces qui les séparent. Qu’ils s’étirent, se contractent ou se croisent, les traits de crayon colorés se mélangent au blanc-crème du papier et produisent des coloris doux mais lumineux. Il n’y a ni récits ni ordre chronologique parmi les oeuvres. Les rigoureux carrés monochromes, accrochés aux murs de la galerie, distillent peu à peu leur singularité. C’est comme si l’air de la galerie était coloré voire parfumé. L’artiste a même libéré l’un d’eux de l’épaisseur du papier en le tracant directement sut le mur. Le dessin ainsi dépouillé de ses contraintes matérielles offre une expérience encore plus directe de la couleur. Il devient un plan lumineux où celle-ci ne semble avoir aucune épaisseur au point de produire un effet de flottement malgré la répétition graphique obsessionnelle et maîtrisée. Les œuvres agissent subtilement sur notre perception, sur l’acte de voir. Chaque dessin est un travail d’accumulation de lumière-matière qui nous renvoie une sorte d’émotion lumineuse. La sensation n’a pas besoin d’être clairement identifiée, mais on sait qu’elle est en nous.

Mireille Lavoie

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