Cent fois sur le métier – a world of sweet nothings

Par : Mark Mullin

Partout, des cœurs et des losanges. Une odeur de cire d’abeille et de solvant imprègne l’atmosphère. Des petits moules de formes et de tailles variées recouvrent les tables. Une pile de fleurs en contreplaqué vient d’être taillée à la scie à ruban. Des éprouvettes culinaires et des outils de décoration pâtissière sont remplis de peinture. Dans ce capharnaüm, l’atelier de Robbin Deyo ressemble à une cuisine d’alchimiste, comme la transposition d’un espace de travail où les qualités domestiques féminines s’appliqueraient à la création artistique. Dans un coin, une grosse marmite fume sur un brûleur. La cire est prête à accueillir d’autres fleurs en bois qui seront ensuite mises à sécher et à refroidir. Les morceaux de cire qui jonchent le sol sont les rebuts d’objets ratés. Car l’objectif est d’obtenir des surfaces parfaites.

Nous sommes entourés d’œuvres qui dominent notre environnement physiologique et psychologique, et nous ne pouvons faire autrement que d’écouter leur résonance. L’aspect visuel que nous percevons en tant que spectateurs est la première ligne de front d’un travail artistique et en même temps sa dernière ligne défensive. Trempées, coulées ou décorées, les surfaces des Å“uvres murales de Deyo sont pour la plupart scellées dans une couche de cire chromatique translucide et vierge. On est éblouis par l’oscillation entre la réalité visible de l’œuvre et la réfraction lumineuse qu’elle engendre. La lumière et la matière semblent se dissoudre l’une dans l’autre, comme une fusion de la réalité. Comme si nous accédions à un rêve éveillé. La matière n’affiche pas les qualités primaires et brutes qui caractérisent la peinture encaustique traditionnelle, mais cherche à atteindre un fini parfait. Les surfaces (à l’exception des NO PAINTINGS qui seront abordées plus loin) ne montrent aucune trace, pas de signe distinctif d’outil ou de technique – elles sont virtuellement lisses. La pureté est accentuée par les formes ludiques que nous associons à l’innocence enfantine: de grands trèfles vert-menthe, des étoiles bleues… Ironiquement, Deyo produit des Å“uvres qui invitent non seulement à la caresse du regard, mais aussi au contact. La cire, par sa présence organique et sa palette de couleurs naïves, déclenche et propage ce désir. Nous ne ressentirions pas une telle attirance si les Å“uvres étaient en plastique uni ou en verre poli. La cire engendre une séduction et pique la curiosité.

Le long mur métallique de Sweetness & Light réfléchit la lumière tandis que des milliers de porte-bonheur en cire accrochés par des aimants semblent la retenir, comme une joyeuse galaxie inversée. Les petits soleils et petites lunes ne demandent qu’à être décrochés, pris et caressés. La lueur interne de chaque surface nous interpelle. Comme si nous étions conditionnés à faire le premier pas. Tant de choses s’offrent à nous : comment résister ?

L’entreprise de séduction de Deyo est manifeste. Elle a été conçue comme telle : nous sommes séduits par sa sincérité romantique. Ses œuvres sont de toute évidence présentées pour plaire au spectateur. Délibérément timide par ses couleurs pastel, ce joyeux étalage reste équilibré et ne décourage pas notre désir d’établir ce contact sensuel. Ce qui caractérise vraiment le travail de Deyo, c’est qu’elle a littéralement le cœur sur la main et qu’elle nous envoûte pour que nous mettions de côté notre incrédulité, à la lumière de charmes ostentatoires. C’est un défi qu’elle nous lance : les formes utilisées sont après tout assez banales sur le plan affectif et culturel (le petit cœur rouge de la Saint-Valentin, par exemple), mais leur délicatesse et leur qualité artisanale leur donnent une nouvelle forme de sincérité. Celle-ci est renforcée par le nombre impressionnant d’éléments qui constituent l’œuvre. Cette multitude de nuages diaphanes, de larmes de guimauve et de sucreries nous avale dans leurs imposantes dimensions.

Tout lien avec l’ironie du pop art se dilue dans un élan affectif qui conduit l’observateur à mettre de côté tout cynisme, à se laisser porter par la séduction. Ironiquement, si l’œuvre requiert plusieurs niveaux d’approche, le moindre contact physique laisserait une trace indélébile. Les surfaces sont si sensibles au toucher que serait détruite l’intégrité de l’œuvre. La pureté serait souillée, les traces laissées brisant le charme, l’ensorcellement. Il est étrange de discuter de ‘toucher’ pour un travail aussi visuel, mais les œuvres de Deyo sont autant physiques qu’optiques. Physiques en tant qu’objets, physiques parce qu’elles s’intègrent dans un espace architectural, et physiques par leur présence en tant qu’objets artisanaux. Bien que ses œuvres ne contiennent aucune référence figurative, leur matière même, la cire, est corporelle et nous attire donc physiquement. C’est comme si elles occupaient la place de l’artiste. Elles affichent une telle sensualité domestique que nous nous demandons quelle quantité de séduction nous pourrons supporter avant qu’elle ne se transforme en racolage acidulé. Cette question nous permet de déceler dans l’œuvre une mélancolie volontairement subversive. Une absence qui hante les espaces, entre douceur et lumière.

Quittant le firmament animé de Sweetness & Light, le spectateur part à la rencontre d’une expérience pastorale plus terre-à-terre. Huit mille fleurs miniatures en cire ornent géométriquement un mur de 300 pieds carrés [environ 28 m2]. De tendres pétales pastels jaunes, orangés et verts s’agrippent doucement au mur pour créer des jeux changeants de motifs chromatiques. Le titre est Forget-me-not. Il renvoie à la fleur [le myosotis] et agit comme une requête [« ne m’oublie pas »]. Ce champ de petits bonheurs sucrés est comme une tentative de lutte contre la peur de l’oubli. Dans l’abondance, il y a pourtant une certaine absence mélancolique qui contraste avec la naïveté de l’œuvre. Et c’est là que s’installe une certaine subversion : l’impression de naïveté ne provient pas seulement de la superficialité de la couleur, de la forme et du sujet, mais émerge de l’idée préconçue selon laquelle la quantité des objets et la répétition laborieuse des gestes entameront le sens péjoratif du terme « naïf », le réhabiliteront. À condition qu’il atteigne une dimension telle qu’il dépasse notre champ de vision en se développant de façon exponentielle sur des murs entiers.

L’oeuvre envahissante de Deyo tempère toute idée de naïveté idyllique. Comment croire désormais, au plus profond de soi, que les joyeux sorts lancés par l’œuvre subsisteront et que nous ne pourrons plus l’oublier ? Par sa volonté d’accumuler, Deyo défie notre cynisme. Elle défie tout ce qui nous empêcherait de croire que notre estime pour elle est liée à ces offrandes. Au bout du compte, ces œuvres abordent le sujet de l’identité et comment elle se construit par la foi dans le travail. Elles nous parlent de la croyance indéfectible selon laquelle la répétition d’un geste (tel un mantra physique) transforme la naïveté en réalité. Établir sa propre identité ne peut être accomplie qu’en produisant pour les autres. C’est comme si l’artiste avait placé ses espoirs dans une multitude de petits éléments qui, ensemble, produiront la plus belle des constructions.

Ce qu’il y a d’irrésistible dans l’œuvre de Deyo, c’est qu’elle prend le risque d’entraîner le spectateur dans une étreinte, une aventure visuelle sentimentale. À passer du temps en compagnie de l’œuvre, on s’aperçoit que les clins d’oeil appuyés, représentés par les ‘clichés’ des fleurs coupées et les couleurs acidulées se chargent de gravité par leur accumulation et le travail obsessionnel associés à leur fabrication. Gravité qui se base sur la méthode de travail de l’artiste, conditionnée par le proverbe selon lequel seule la pratique assidue d’une activité permet d’atteindre la perfection (‘practice makes perfect’). Ceci est au centre de l’œuvre. Qu’il s’agisse des centaines de monochromes bleus nuage ou des petites formes de céréales sucrées créant une immense constellation matinale, ces éléments sont présentés avec une abondance excessive. Une abondance de ciels, de fleurs, d’artéfacts produits sans relâche, dans une matière qui aspire à la perfection. Disposées de façon géométrique, huit mille fleurs coupées et recouvertes de cire ont envahi un mur. Nous réalisons le temps passé, nous voyons le travail effectué.

À partir du matériau de base, Deyo a construit des formes qu’elle a polies puis recouvertes de cire par trempage ou coulage. A distance, la perfection des œuvres murales semble être le résultat d’un travail irréprochable – comme un cliché social de perfection esthétique féminine –, parfaitement lisse, parfaitement délicat, parfaitement innocent. Il faut se rapprocher pour en apercevoir les défauts. Fait à la main avec un matériau techniquement imprévisible, il conserve le charme intime de ce qui est légèrement imparfait, irrégulier, individuel et vulnérable. On réalise alors que la perfection ne réside non pas à la surface des objets, mais dans la difficulté même du procédé, qui justifie que l’artiste puisse le poursuivre inlassablement. Non pas comme des travaux forcés, mais comme la poursuite d’un idéal selon lequel la construction de l’identité peut et doit se réaliser par la répétition des actes, dans un monde parfait. Ce n’est pas le monde réel. C’est cette réalité paradoxale qui conditionne la pratique de Deyo, réalité où la cire ne se versera et ne se stabilisera jamais parfaitement, tout comme la construction de l’identité. Pour tendre à la perfection, cette identité devra sans cesse être retaillée et recouverte de couches successives.

Le procédé laborieux qu’emploie Deyo déjoue avec brio les élans superficiels de fantaisie juvénile. Chez d’autres, le geste répétitif apparaîtrait routinier. Chez elle, il relève du rituel. Il se base sur l’idée que le geste est au service d’une transformation personnelle. Cet aspect est peut-être davantage visible dans les NO PAINTINGS, soixante-dix tableaux carrés de dimensions et d’épaisseurs variables qui ressemblent à des gâteaux dont les surfaces et les bords de cire ressemblent à un glaçage pâtissier. Ils sont chacun d’une couleur pastel sourde. En regardant ces Å“uvres pendant un certain temps, le dialogue change : le mot NO se dégage alors de la surface de chaque pièce ornée. Comme si Deyo avait donné la parole à ses oeuvres, une voix timide et douce. Un mot qui semble murmurer son autorité depuis le coeur des pièges romantiques de cet objet consommable. Avoir trouvé la force de dire non, avoir eu à le dire tant de fois…

La pratique artistique de Robbin Deyo explore l’idée selon laquelle l’espoir/l’identité se construit par un travail physique répété. C’est là que l’œuvre atteint sa force cathartique en défiant les stratégies de construction identitaire féminine. Le procédé obsessionnel/compulsif opère par opposition au vernis soigné de l’innocente perfection : c’est l’aigre qui véhicule le doux. C’est cet arrière-goût subversif qui s’infiltre sous le lustre d’un univers inventé, moins joyeusement enfantin qu’il n’y paraît. Lorsque nous sommes enveloppés par la lumière nacrée de ces petits objets, nous sentons qu’ils réclament toute notre attention. Ils nous demandent de croire en ce monde imaginaire, naïf, plus grand que nature, engendré par une détermination obsessionnelle. Et si nous prenons le temps de les contempler, ils nous demandent enfin de reconnaître que le geste répétitif, qui consiste à produire et à offrir des milliers d’objets sentimentaux, est un voyage dans la construction de l’identité. La reconnaissance de ce processus crée une duplicité affective : une subversion qui joue sur la superficialité de la séduction. La spécificité d’une œuvre d’art réside non seulement dans sa nature matérielle mais aussi et surtout dans le procédé d’origine: elle exprime la pratique de l’artiste. Le travail de Deyo le confirme ; autant ses œuvres ont à offrir, autant elles ont à demander en retour.

Mark Mullin

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